Jean de La Fontaine : un libertin?

Publié le par pierre-sauveur B

Jean de La Fontaine est connu pour les "gentilles fables" que les enfants découvrent à l'école primaire.

En fait, ces écrits sont plutôt à lire et relire par des adultes à même de comprendre le second degré de lecture.

 

Cependant, La Fontaine n'a pas composé que des fables, il est aussi l'auteur de contes qui, eux, sont destinés à des adultes avertis.

Cet aspect des écrits de La Fontaine est beaucoup moins connu mais pourtant très intéressant.

Voici l'un de ces contes licencieux, "les lunettes"

 

 

Dans ce conte, deux histoires se greffent l'une à l'autre :

1 : celle qui justifie le titre

2 : celle du châtiment qui suit

Après 20 vers d'introduction, l'histoire commence :
Nous sommes au couvent, chez les nonnes :
"Jadis s'était introduit ....
Vous allez découvrir ce qui arrive à sœur Agnès...
dans un couvent de nonnes....Incroyable !
Le coupable : la sœur... jouvenceau !
La supérieure veut le démasquer...
La différence des sexes expliquée par La Fontaine...lisez !
Enfin, vous n'avez certainement jamais perdu vos lunettes de la façon décrite !

Il vous faudra peut-être relire ce conte plusieurs fois pour bien en comprendre le sens, mais je crois que cela en vaut la peine. 
Bonne lecture !

Les lunettes

Jadis s'était introduit un blondin
Chez des nonnains à titre de fillette.

II n'avait pas quinze ans que tout ne fût :
Donc le galant passa pour sœur Colette
Avant que la barbe lui crût.
Cet entre-temps ne fut sans fruit; le sire
L’employa bien: Agnès en profita.
Las quel profit ! j'eusse mieux fait de dire
Qu'à sœur Agnès malheur en arriva.
Il lui fallut élargir sa ceinture 
Puis mettre au jour petite créature
Qui ressemblait comme deux gouttes d'eau,
à la sœur jouvenceau :
Voilà scandale et bruit dans l'abbaye.
D'où cet enfant est-il plu ? comme a-t-on,
Disaient les sœurs en riant,
Trouvé céans ce petit champignon
Si ne s'est-il après tout fait lui-même?
La prieure est en un courroux extrême :
Avoir ainsi souillé cette maison !
Bientôt on mit l'accouchée en prison.
Puis il fallut faire enquête du père.

 

Comment est-il entré ? comment sorti ?
Serait-ce point quelque garçon en fille ?
Dit la prieure, et parmi nos brebis
N'aurions-nous point sous de trompeurs habits
Un jeune loup ? Sus, qu'on se déshabille :
Je veux savoir la vérité du cas.
Qui fut bien pris, ce fut la feinte ouaille.
Plus son esprit à songer se travaille,
Moins il espère échapper d'un tel pas.
Nécessite mère de stratagème
Lui fit. . . eh bien ? lui fit en ce moment
Lier. ..: eh quoi ? foin, je suis court moi-même :
Ou prendre un mot qui dise honnêtement
Ce que lia le père de l'enfant ?
Comment trouver un détour suffisant
Pour cet endroit ? Vous avez ouï dire
Qu'au temps jadis le genre humain avait
Fenêtre au corps de sorte qu'on pouvait
Dans le dedans tout à son aise lire ;
Chose commode aux médecins d'alors.


Mais si d'avoir une fenêtre au corps
Était utile, une au cœur au contraire
Ne l'était pas; dans les femmes surtout :
Car le moyen qu'on pût venir à bout
De rien cacher ? Notre commune mère
Dame Nature y pourvut sagement
Par deux lacets de pareille mesure.
L'homme et la femme eurent également
De quoi fermer une telle ouverture.
La femme fut lacée un peu trop dru.
Ce fut sa faute, elle-même en fut cause ;
N'étant jamais à son gré trop bien close.
L'homme au rebours ; et le bout du tissu
Rendit en lui la Nature perplexe.
Bref le lacet à l'un et l'autre sexe
Ne put cadrer, et se trouva, dit-on,
Aux femmes court, aux hommes un peu long.

 

Il est facile à présent qu'on devine
Ce que lia notre jeune imprudent ;
C'est ce surplus, ce reste de machine,
Bout de lacet aux hommes excédant.
D'un brin de fil il l'attacha de sorte
Que tout semblait aussi plat qu'aux nonnains :
Mais fil ou soie, il n’est bride assez forte
Pour contenir ce que bientôt je crains
Qui ne s’échappe ; amenez-moi des saints ;
Amenez-moi si vous voulez des anges ;
La prieure a sur son nez des lunettes,
Pour ne juger du cas légèrement.


Tout à l'entour sont debout vingt nonnettes,
En un habit que vraisemblablement
N'avaient pas fait les tailleurs du couvent.
Figurez-vous la question qu'au sire
On donna lors; besoin n'est de le dire.
Touffes de lis, proportion du corps,
Secrets appas, embonpoint, et peau fine,
Fermes tétons, et semblables ressorts
Eurent bientôt fait jouer la machine.
Elle échappa, rompit le fil d'un coup,
Comme un coursier qui romprait son licou,
Et sauta droit au nez de la prieure,
Faisant voler lunettes tout à l’heure
Jusqu'au plancher. 
II s'en fallut bien peu
Que l'on ne vît tomber la lunetière.

 

Elle ne prit cet accident en jeu.
L'on tint chapitre, et sur cette matière
Fut raisonné longtemps dans le logis.
Le jeune loup fut aux vieilles brebis
Livré d'abord. Elles vous l’empoignèrent
A certain arbre en leur cour l’attachèrent
Ayant le nez devers l'arbre tourné,
Le dos à l'air avec toute la suite :
Et cependant que la troupe maudite
Songe comment il sera guerdonné(1),
Que l'une va prendre dans les cuisines
Tous les balais, et que l'autre s'en court
A l'arsenal où sont les disciplines,
Qu'une troisième enferme à double tour
Les sœurs qui sont jeunes et pitoyables,
Bref que le sort ami du marjolet
Écarte ainsi toutes les détestables,


Vient un meunier monté sur son mulet
Garçon carré, garçon couru des filles,
Bon compagnon, et beau joueur de quille
Oh oh dit-il, qu'est-ce là que je vois ?
Le plaisant saint ! jeune homme, je te prie,
Qui t'a mis là ? sont-ce ces sœurs, dis-moi.
Avec quelqu'une as-tu fait la folie ?
Te plaisait-elle ? était-elle jolie ?
Car à te voir tu me portes ma foi
(Plus je regarde et mire ta personne)
Tout le minois d'un vrai croqueur de nonne.

 

L'autre répond : Hélas, c’est le rebours :
Ces nonnes m’ont en vain prié d'amours.
Voilà mon mal; Dieu me joint patience ;
Car de commettre une si grande offense,
J'en fais scrupule, et fut-ce pour le Roi ;
Me donnât-on aussi gros d'or que moi.
Le meunier rit; et sans autre mystère
Vous le délie, et lui dit: Idiot,
Scrupule toi , qui n'es qu'un pauvre hère !
C'est bien à nous qu'il appartient d'en faire !
Notre curé ne serait pas si sot.
Vite, fuis-t'en, m'ayant mis en ta place :
Car aussi bien tu n'es pas, comme moi,
Franc du collier, et bon pour cet emploi :
Je n’y veux point de quartier ni de grâce :
Viennent ces sœurs ; toutes je te répond,
Verront beau jeu si la corde ne rompt.
L'autre deux fois ne se le fait redire.
Il vous l'attache, et puis lui dit adieu.
Large d’épaule on aurait vu le sire
Attendre nu les nonnains en ce lieu.
L'escadron vient, porte en guise de cierges
Gaules et fouets : procession de verges,
Qui fit la ronde à l'entour du meunier,
Sans lui donner le temps de se montrer,
Sans l'avertir.

Tout beau, dit-il, Mesdames :
Vous vous trompez; considérez-moi bien :
Je ne suis pas cet ennemi des femmes,
Ce scrupuleux qui ne vaut rien à rien.
Employez-moi, vous verrez des merveilles.
Si je dis faux, coupez-moi les oreilles.
D'un certain jeu je viendrai bien à bout ;
Mais quant au fouet je n’y vaux rien du tout.
Qu’entend ce rustre, et que nous veut-il dire ?
S’écria lors une de nos sans-dents (2).

 

Quoi tu n'es pas notre faiseur d'enfants ?
Tant pis pour toi, tu paieras pour le sire.
Nous n'avons pas telles armes en main,
Pour demeurer en un si beau chemin.
Tiens tiens, voilà l’ébat que l'on désire.
A ce discours fouets de rentrer en jeu,
Verges d'aller, et non pas pour un peu ;
Meunier de dire en langue intelligible,
Crainte de n’être assez bien entendu :
Mesdames je... ferai tout mon possible
Pour m'acquitter de ce qui vous est dû.
Plus il leur tient des discours de la sorte,
Plus la fureur de l'antique cohorte
Se fait sentir.

 
Longtemps il s'en souvint.
Pendant qu'on donne au maître l'anguillade (3),
Le mulet fait sur l'herbette gambade.
Ce qu'à la fin l'un et l'autre devint,
Je ne le sais, ni ne m'en mets en peine.
Suffit d'avoir sauvé le jouvenceau.
Pendant un temps les lecteurs pour douzaine
De ces nonnains au corps gent et si beau
N'auraient voulu, je gage, être en sa peau

 

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